Le 27 octobre 1995, le Conseil d’Etat rendait un arrêt consacré à la dignité humaine, à la suite d’une affaire portée par la mairie de Morsang-sur-Orge en Essonne.
« Oyez sans rire ni pleurer braves engeances, l’histoire de Gaspard le nain qui voulait bien qu’on le lance. Oyez sans rire ni pleurer braves gens, l’histoire de Gaspard, le plus grand des nains volants ». En 2002, le chanteur Alexis HK narrait en musique une aventure qui semble aujourd’hui anachronique. Celle d’un homme de petite taille faisant carrière dans la discipline du « lancer de nain », avant d’être forcé de stopper son activité après l’interdiction du concept.
Pourtant, cette fiction s’inspire bien de faits réels. Des faits qui ont d’ailleurs un lien tout particulier avec le département de l’Essonne et plus précisemment avec la ville de Morsang-sur-Orge. C’est en effet à la suite d’une interdiction prononcée par le maire de Morsang que le Conseil d’Etat a, le 27 octobre 1995, rendu ce qui est familièrement devenu « l »arrêt Morsang-sur-Orge ». Une décision de la plus haute autorité de justice bannissant de fait la pratique de ce « sport » dans tout le pays.
Soirée ratée à l’Embassy Club
Mais avant d’évoquer la fin de l’histoire, remontons quelques années en arrière, direction octobre 1991. En cette fin de mois, l’une des discothèques les plus courues du département, l’Embassy Club, s’apprête à organiser une animation comme il s’en fait fréquemment à cette époque dans les boîtes de nuit. Un lancer de nain. Le principe de cette activité venue d’Australie et des Etats-Unis est simple : un cascadeur de petite taille, habillé à la sauce « football américain » (des petites poignées en plus), se met à la disposition du public. Ces derniers peuvent tenter leur chance et lancer la personne le plus loin possible, un matelas servant de rampe d’atterrissage. Au programme de la soirée morsaintoise, l’une des étoiles montantes de la discipline, Manuel Wackenheim, alias M. Skyman.
L’activité prêterait presque à sourire (ou, au choix, à soupirer). Mais elle est à l’époque largement répandue et ne fait déjà pas rire tout le monde. Depuis quelques temps en effet, le sujet est dans l’air du temps, notamment après les déclarations de Michel Gillibert, secrétaire d’Etat chargé des handicapés, qui vilipendait ce « sport » et du socialiste Julien Dray, à l’époque député de la 10e circonscription de l’Essonne [ndlr : qui comprend la commune de Morsang-sur-Orge], qui demandait purement et simplement l’interdiction du « lancer de nain ».
Dans ce contexte, la soirée prévue à l’Embassy Club s’annonce des plus houleuses. Pour prévenir un éventuel trouble à l’ordre public, mais surtout au regard d’un « spectacle dégradant », la maire communiste de Morsang-sur-Orge, Geneviève Rodriguez, décide donc de prendre un arrêté municipal qui fera date, et interdit la tenue du spectacle. Pour l’anecdote, il sera d’ailleurs remplacé par un « Bal le plus sexy », d’un goût également tout relatif.
De juridiction en juridiction
Fin de l’histoire ? Pas encore. Car cette décision ne fait pas l’unanimité et étonne du côté des organisateurs. A commencer par Michel Hammer, patron de l’Embassy Club et par ailleurs président de la Fédération nationale des discothèques, qui souligne alors sa surprise d’un limpide « ce qui n’est pas interdit est autorisé », soulignant le décalage entre la loi et l’arrêté municipal. Encore plus directement touché par les événements, Manuel Wackenheim n’est pas plus tendre avec la décision de la maire de Morsang-sur-Orge. « Jusqu’en février dernier, je touchais l’allocation adulte handicapé. On me l’a supprimée parce que je suis en bonne santé et que je peux travailler. Le seul problème est que quand je me présente à un patron, il dit que les machines me passent au dessus de la tête », explique à l’époque le jeune homme de 24 ans, qui ajoute avoir l’opportunité de gagner 20 000 francs par mois grâce à ce travail. Une incompréhension qui sera rapidement traduite en justice, puisque celui qui se définit comme un artiste finira par contre-attaquer la décision devant le tribunal administratif, en compagnie de la société de production qui l’emploie. Avec succès, puisque la juridiction, en février 1992, mettra ce qu’on pense alors être le point final de l’affaire en cassant l’arrêté municipal. Motif invoqué : une nuisance à la liberté du travail. Pas de quoi toutefois décourager la municipalité de Morsang-sur-Orge qui, sûre de son fait, amène le sujet vers la plus haute juridiction française. Le Conseil d’Etat.
« Sentiments obscurs et pervers »
« Jeux du cirque de l’Antiquité ». « Phénomènes de foire ». « Traitement dégradant et inhumain ». Quelques jours avant la décision finale du Conseil d’Etat, en octobre 1995, les conclusions de Patrick Frydman, commissaire du gouvernement, ne fait pas dans la dentelle. En plus de souligner l’aspect « attentatoire à la dignité de la personne » inhérente à l’activité selon lui, le maître des requêtes au Conseil d’Etat va encore plus loin. « Cette attraction renvoie, fusse inconsciemment, aux sentiments obscurs et profondément pervers selon lesquels certaines personnes constitueraient, du fait de leur handicap ou de leur apparence physique, des êtres humains de second rang », estime Patrick Frydman, qui « sans aller jusqu’à évoquer les Untermenschen ou « sous-hommes » stigmatisés par l’Allemagne nazie », les évoque tout de même en soulignant que « les nains en faisaient précisément partie ». N’en jetez plus. Malgré les ultimes arguments de Manuel Wackenheim, qui estime de son côté que la perte de son travail et de « son moyen de subsistance » représente justement une perte de… dignité, le Conseil d’Etat tranche et rend sa décision, finale cette fois, le 27 octobre 1995. Au nom du « respect de la dignité de la personne humaine », une autorité municipale a désormais le droit d’interdire une pratique, même consentie et exercée dans un cadre privé. Une décision qui inscrira Morsang-sur-Orge dans les mémoires de tous les étudiants en droit, et condamnera bientôt les lancers de nains sur le territoire.
Les entretiens de Morsang-sur-Orge
Dans le cadre des 30 ans de « l’arrêt Morsang-sur-Orge », la commune organise une semaine de réflexion autour de la question de la dignité humaine. Ces « entretiens » se dérouleront du lundi 13 au samedi 18 octobre et comporteront plusieurs animations, à l’image de ciné-débats, mais aussi et surtout de deux conférences. La première sera marquée par la présence des témoins de l’époque (vendredi 17 à partir de 19h), tandis que la seconde, le lendemain, s’intéressera au sujet d’un point de vue universitaire en présence de nombreux experts. A noter qu’un concours d’éloquence prendra également place le samedi, sur le thème « Au nom de la dignité ».